LE  TONNEAU  MAGIQUE (conte)

Ce matin-là, Robert était parti  de bonne heure,  à cette heure où le soleil commence seulement à se découvrir,  entre quelques nuées qui ne pouvaient menacer de pluie, bien que ce fût dans le jour d’équinoxe de l’automne, fraît et humide, ce qui faciliterait le labour de cette nouvelle terre herbue qu’il avait récemment acquise d’un lointain cousin du nom de Rosay.

 Marchant d’un pas tranquille devant son attelage, l’aiguillon sur l’épaule, il avait déjà traçé cinq beaux sillons de bonne terre franche, bien prometteuse de riches et abondantes récoltes de froment, lorsque, soudain, les bœufs s’arrêtèrent tout net.

 La chose était fréquente avec ce genre d’attelage et Robert n’y prit pas souci. Il fit reculer les bêtes d’une longueur, et de son aiguillon, il fouissa leurs flancs pour les faire repartir. Mais,  malgré leurs efforts, les cornes de leurs sabots glissant dans le terre molle, ils ne parvenaient pas à arracher le soc  accroché dans le sol.

 Robert qui connaissait la vigueur et le bon caractère de ses bœufs, s’en vint à l’arrière de la charrue, et s’aperçut que le soc était comme fiché  sous les bois cerclés  de quelque chose qui ressemblait à une bordure de  tonneau.

 De quelques coups de pioche  bien envoyés, il dégagea alors les contours de ce qu’il lui fallut bien reconnaître et admettre comme vrai : Il y avait là , enfoui dans la terre, un  tonneau  qu’il dégagea davantage à ses flancs de la terre qui l’engainait et le retenait encore.

 Il revint devant ses bœufs  et, les harcelant, les piquant durement de son  aiguillon, il les fit avancer brusquement, si bien que le soc de la charrue déterra complètement le tonneau qui roula en avant.

 Le fût de bois avait dû rester longtemps dans le sol humide ; il paraissait en excellent état ; Robert, malgré son poids, parvint à le charger sur l’attelage, Puis il reconduisit celui-ci, chargé de sa découverte, jusqu'à la ferme.

 ...Il faut vous dire que, quand Robert était revenu au pays, après quatre ans de service militaire, il avait épousé la Jeanne, une grande fille brune, avec de gros bras, courageuse  et vaillante, qui lui avait apporté en dot la ferme de sa famille, avec la maison, l’étable , les outils et les bœufs, et il en avait été très content,...  sauf  qu’il lui avait fallu accepter sous son toit, - c’était la condition ! - l’hébergement à vie de son grand-père, qui allait maintenant sur ses soixante douze ans. Le brave vieillard , après avoir tant travaillé et soigné Jeanne, sa petite- fille, après la mort accidentelle de ses parents, rendait bien des services dans la ferme et ne gênait pas le couple, tant il était discret !

 Quand Robert arriva au milieu de la cour de la ferme, il appela : “  Jeanne, viens voir ce que j’ai trouvé ! ”

 Elle apparut aussitôt dans d’embrasure de la salle commune et marcha jusqu'à l’attelage, suivie de près par le grand-père tout courbé, si bien que son menton touchait la poignée de sa canne.

“ Mais, ce n’est qu’un tonneau !” s’étonna-t’elle,  déçue !

“ Je l’ai arraché dans la terre des Rosay, figures-toi ! ”

Il détacha le tonneau de l’attelage et le roula jusqu'à l’abreuvoir.

 “  Il me paraît encore en bon état ; tu vas le laver avec une brosse pendant que je vais dételer mes bœufs. ”

Comme il finissait d’attacher ses bêtes à l’étable, il entendit  “ Robert ! Robert, viens vite voir ce qui s’est passé ! ”

Il vint en courant. Jeanne lui montra le tonneau qui paraissait comme tout neuf, avec des cercles du plus beau cuivre doré qu’il avait jamais vu.

“ Regarde, comme il est beau ! ”

Mais à peine avait-elle dit ces mots que la petite brosse qu’elle tenait encore en mains, lui échappa et tomba au font du fût et,  ô miracle ! ... il n’y avait plus la brosse de Jeanne, mais un tonneau rempli de petites brosses toutes neuves !

“  Ah ! là, Jeanne, tu as fait du beau travail ! ” dit Robert !  il ne  reste plus qu’à les en  sortir ! ”

Après avoir travaillé ensemble à les extraire, ils comptèrent qu’il y avait 99 brosses neuves plus celle de la Jeanne !

La Jeanne était émerveillée !  Robert plutôt perplexe ! Quant au grand-père, il fumait sa pipe, le regard plongé dans l’infini !...

“ Et si je recommençais à jeter ma brosse dans le tonneau ”, dit la Jeanne, et sans attendre de réponse, , hop ! elle lança sa vielle brosse dans le fond du tonneau :cela fit “ plof ” et aussitôt le fût se remplit de brosses neuves.

Ils en sortirent encore 99 brosses neuves, plus une !

Deux fois de suite, ils jouèrent encore  à ce qui leur était devenu presque un jeu.

“ Boudiou ! ” s’exclama le grand-père,  “ qu’allez-vous faire de toutes ces brosses ! ”

“  Tiens ! demain, c’est le marché, à Bourray ! J’irai les vendre à l’étalage ”.

Le lendemain matin, de très bonne heure, Robert partit sur le chemin de Bourray, portant sur son dos trois gros sacs de brosses neuves. Elles étaient bien lourdes, mais qu’importait ! s’il arrivait à les vendre toutes, il en tirerait un bon prix qui  valait bien l’effort du matin.

Peu avant midi, Robert arriva à la ferme, en ouvrit la porte et trouva la Jeanne et le grand-père assis sur un banc, anxieux de ce qu’il était advenu des brosses.

“ Regardez , leur dit aussitôt Robert, je les ai toutes vendues ! ” et il leur montra le bénéfice de sa vente : une grosse pièce de cent sous, toute neuve !

“ Montre ! ” s’exclama la Jeanne, et elle lui saisit derechef la pièce, courut au tonneau et la précipita dedans.

Ils entendirent une série de “ cling-cling-cling ” et le fût  se remplit de pièces de cent sous neuves !

Ce fut l’émerveillement sur les trois visages !

Robert, aidé de la Jeanne, sortit toutes les pièces de cent sous : il y en avait 99 plus une !

Quand le tonneau fut vidé, on recommença le manège, et “ cling-cling-cling ”, il était encore plein de pièces de cent sous neuves.

Deux fois encore, ils répétèrent l’opération, mais ça  devenait si fatiguant d’extraire à chaque fois 99 pièces  plus une, qu’ils demandèrent au grand-père de prendre leur place à vider le fût, et ils allèrent se reposer dans leur chambre, laissant le pépé travailler seul à sa vitesse qui était plutôt lente, en  sachant qu’il était beaucoup trop honnête pour leur rapiner quelques pièces ! D’ailleurs, ils en avait tant déjà qu’une pièce ou deux en moins ne leur porterait point préjudice. Il fallait bien que le pépé s’achetât son tabac pour sa pipe ! 

Le grand- père s’acquitta fort bien de sa mission et sortit les pièces, une à une, les posant sur la table commune, où il n’y avait plus guère de place pour  la moindre fourchette ni le plus petit crouton de pain !

Il vit enfin venir la fin de son harassant travail : il ne restait plus, au fond du tonneau que trois pièces de cent sous neufs, puis deux, et enfin la dernière !

Mais alors, tout courbaturé, ne pouvant se redresser tout seul, il bascula dans le tonneau, la tête la première, et les pieds en l’air.

Aussitôt, un énorme “ boum ” retentit, le tonneau éclata en mille morceaux, et la salle commune se remplit de 99 grands-pères,  plus un !

Alertés, Robert et la Jeanne découvrirent, stupéfaits, tous ces cent grands-pères, assis pêle-mêle, qui dans la salle commune, qui jusque dans la cour  de la ferme, au beau milieu des poules et des canards ! Ils ne pouvaient distinguer  lequel était leur grand-père, car tous avaient même visage, mêmes vêtements, même pipe !

L’histoire se répandit dans tout le village et les habitants apprirent avec stupeur  et se répétèrent  à l’envie le miracle de ce tonneau magique qui avait le don de démultiplier tout ce qui tombait dans son ventre !

Seul, Monsieur le Curé trouva l’affaire peu catholique du tout ! elle respirait plutôt le souffre !

Alors, il convoqua tous les habitants du village, y compris Robert et la Jeanne, et les cent grands-pères dans son église, et fit entrer dans le sein de la nef, le couple de bœufs roux tirant un chariot dans lequel il y avait été entassé les 400 pièces de cent sous neuf récoltés du tonneau . 

Puis, appelant chacun des grands-pères, Monsieur le Curé donna à chacun d’eux quatre pièces de cent sou, et ainsi, jusqu’au quatre-vingt-dix- neuvième.

A cet instant, il découvrit qu’il ne restait dans le chariot, que trois pièces de cent sous,... plus un paquet de tabac !

Robert et la Jeanne s’exclamèrent aussitôt : “  voilà notre grand-père ”.

Mais, à cet instant, la nef de l’église s’alluma de mille feux de lumière, jaillissant des vitraux ; les vantaux du portail de l’édifice religieux s’ouvrirent toutes grandes, un violent souffle pénétra dans la nef et emporta au-dehors les quatre-vingt-dix-neufs grands-pères qui disparurent dans les airs .

 Un énorme éclat de rire retentit, faisant trembler les murs de l’église, et se perdit dans les voûtes de bois....

 Comme par enchantement, Robert et la Jeanne se retrouvèrent dans leur ferme avec le couple de bœufs roux, ainsi que le grand-père qui fumait sa pipe, le menton posé sur le pommeau de sa canne. 

En même temps, les habitants du village s’étonnèrent de reprendre leurs activités, là où ils les avaient interrompues ! 

Alors, Monsieur le Curé se retrouva seul dans son église. A pas lents, il remonta la nef jusqu'à l’autel, s’agenouilla devant le Saint Sacrement, et, les bras en croix, entonna d’une voix tremblante  “ Gloria in excelsis Deo... ” Les vantaux de l’église se refermèrent, et, dans le clocher, la cloche sonna  trois heures !...

François Dillenschneider - (10/1998)

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