LE BAL DE FLOREFrançois DILLENSCHNEIDERCe 20 juin 1947, au petit matin, Ulysse CORBIN s’éveilla avec le sentiment vague qu’un événement hors du commun allait marquer cette dernière journée du printemps. Dans la pénombre ambiante de sa chambre, étendu sur sa paillasse, les yeux rivés sur les poutres enfumées du plafond, le coeur en émoi, un long temps se passa dans sa tête, à s’efforcer de deviner la nature de cet événement pressenti : serait ce la réalisation d’un voeu ancien ?... une rencontre inattendue ?... une catastrophe ?... Hélas !...pour une fois, sa mémoire comme son imagination demeuraient désespérément vides ! Brusquement, il se redressa sur sa paillasse, frotta ses paupières, bailla longuement. Accoutumé à dormir sans quitter ses habits depuis qu’il vivait solitaire, il se leva aussitôt, glissa ses pieds nus dans des sabots de bois garnis de paille, saisit sur la table sa vielle casquette grise, l’ajusta sur son crâne demi- chauve et alla enfin ouvrir toute grande la porte donnant sur la cour de sa masure. Aussitôt, un flot de lumière l’inonda et l’éblouit, le forçant en quelque sorte à reculer. Le soleil est donc là, songea t’il, et la journée promettait d’être belle. Cette perspective le rassura quelque peu. Revenu dans la salle commune de sa masure, il se prépara un repas de circonstance : une tranche de gros pain, un bel oignon sommairement pelé, et une bolée de vin rouge, qu’il déposa au-dehors, sur le banc de bois longeant le mur, face au soleil levant. Il s’y assit, tira son canif de sa poche, et entama son déjeuner. Grand, maigre et sec, il portait une veste qui dût être grise dans les anciens temps, et d’un pantalon du velours à grosses côtes, râpé en maints endroits. La peau de son visage et de ses mains était basanée, grillée par le soleil et les intempéries. Son regard noir et brillant, très vite effarouché et tout aussi vite chargé de douceur méditative, lui avait mérité le surnom de « Rêve debout ». Au registre de la mairie , on assurait qu’il était âgé d’environ cinquante-six ans. Il était né de père inconnu, depuis deux couples d’années orphelin de sa mère, Léonie Corbin, une sauvageonne native de Saint Aubin, en fief berrichon, qui, jadis avait fui le village et sa famille, lorsque la rondeur de ses formes était devenue révélatrice de son état, à l’époque où on ne badinait pas sur ce genre de péché prohibé par le curé de la paroisse, et la honte des parents qui n’avaient pas su la préserver de la tentation avec quelque journalier venu moissonner à la saison d’été. Elle s’était réfugiée à quelques lieues de son village natal, au hameau de Bommier, un vaste bosquet de hautes futaies, allongé au beau milieu des plaines céréalières, tel un navire à l’ancre. Dès l’âge de douze ans, sachant à peine lire, écrire et compter, la première Toussaint venue, Ulysse avait quitté sa mère et était aller se louer dans les fermes et les métairies des communes environnantes, et jusqu'à vingt kilomètres à la ronde, ne demeurant jamais très longtemps dans la place à cause de son caractère primesautier, et n’y rencontrant jamais la robuste paysanne qui aurait pu le tenir au travail et l’attacher à une maison. Lorsque sa mère, Léonie Corbin, s’en était allée pour retrouver la terre des morts de la famille enfin raccordée en raison des circonstances, son fils Ulysse s’était fixé à Bommier, dans la maison familiale, une masure d’une seule pièce, vaste et sombre, avec une seule fenêtre et sa porte d’entrée, enfermée entre quatre murs de grosses pierres nues, coiffée de tuiles moussues, toute carrée, assise à l’écart d’une poignée de maisons et de granges désertées depuis longtemps, dissimulées derrière le rideau de chênes et de charmes qui ceinturaient le hameau, de l’occident au septentrion... Ulysse avait achevé son repas ; il replia la lame de son canif qu’il glissa dans sa poche de veste. Et, tandis qu’il rentrait dans sa pièce pour y déposer son bol sur la pierre de l’évier, voici que l’impression étrange qui l’avait saisi au réveil, pour la fuir ensuite, revenait au galop, et sonnait dans sa tête, et cognait sur son cœur, comme pour lui rappeler qu’elle n’était pas native d’un rêve, mais bien réelle, bien accrochée à son être. Diable ! qu’allait-il lui arriver ce jour-ci, qu’il ne soupçonnait pas encore ? Du dehors lui parvint soudain un bruit familier de sabots ferrés, de chaînes remuées et de roues de fer broyant les caillasses du chemin. Il sortit en hâte, contourna la maison et faillit buter sur une charrette tirée par un fort cheval à la robe pommelée : c’était le « père » Jules Chéneau, de la ferme des Perrières, qui se rendait à Saint- Aubin. « Alors, mon gars, c’est-y que j’te mène au village ? » « Pour qu’y don’ faire, m’sieur Chéneau ? » « Pardi, pour y prendre du bon temps ! Vins don’, ça t’égaillera la tête ! Et ben pis, t’as- t’y été charché ton pain boulot et ta piquette ? » « Ah ! cé ben vrai, j’y pensions plus ! » Ulysse empoigna une ridelle de la charrette et, d’un bond à reculons, se hissa sur l’arrière du plateau, les jambes ballantes. L’attelage repartit sur le chemin empierré, qui, quelques quatre cents mètres après le hameau de Bommier, allait échouer sur le flanc de la route menant droit au bourg de Saint Aubin. « Paraît que t’as encore de belles fleurs, hein ! », reprit le vieux charretier. « Pour sûr que non ! » « Dis pas des mentes ! j"les voué depuis le faîte de ma grange !... Pis, dame, t’as ben raison : occupe-t’en tout ton saoul, comme ça, t’auras pas mon tourment avec mes moissons et mes bestiaux ! » Ulysse ne répondit pas. A l’évocation de ses fleurs, l’impression de son rêve, l’événement dont il avait pressenti l’imminence, prenait soudain tout son relief : il en découvrait enfin l’objet comme la manière de le provoquer. C’est qu’en effet, depuis qu’il demeurait seulet au hameau de Bommier, hormis son carré de potager à légumes pour toutes les saisons, il avait aménagé un vaste terrain clos de haies d’aubépines et de prunelliers sauvages, où poussaient spontanément des milliers de fleurs de toutes espèces et de variétés les plus extraordinaires et les plus insolites. Elles étaient devenues sa passion, une passion qui s’était très vite installée chez lui comme si elle avait toujours été chez elle, et avait bouleversé le cours de son existence ; une passion dévorante, qui lui avait souvent fait passer et parfois oublier l’heure du boire et du manger. Et puis, dans le voisinage et jusqu’au bourg, ne prétendait-on pas qu’Ulysse était un peu « sorcier » ? Personne, en effet, à Saint Aubin comme dans les fermes de la plaine berrichonne, n’avait pu expliquer comment, isolé dans sa masure au cœur d’un hameau inhabité, il était parvenu à obtenir la pousse de fleurs inconnues dans le pays, alors qu’aussi bien l’épicier comme le facteur juraient les grands dieux qu’ils n’avaient jamais vendu ni livré le moindre sachet de semences ! Et pour ajouter davantage de mystère au miracle patent, Ulysse n’avouait-il pas que ces fleurs jaillissaient de sa terre sans qu’il eût pris une quelconque part à leur éclosion ? L’attelage avait atteint la croisée des chemins. Ulysse sauta sur le bas-côté herbu, d’un geste de la main salua le père Chéneau, et récupéra les deux bouteilles de vin et le gros pain rond, déjà investi par les fourmis, que l’épicier et le boulanger avaient de bonne heure déposés au pied de la borne routière. Rebroussant chemin, il se hâta de rentrer chez lui et y enferma ses provisions dans le bahut de bois qui lui servait aussi à remiser son linge et sa vaisselle. Il ressortit aussitôt. Les ardeurs du soleil commençaient à embraser l’atmosphère ; tout alentour, un bourdonnement s’était établi, provoqué par des nuées d’insectes invisibles, dissimulés dans l’ombre dense des frondaisons des tilleuls et des marronniers, au cœur des massifs de ronces et d’orties, et jusque dans les hautes futaies de coudriers. De temps à autre, on entendait un bruit sourd sur le sol : c’était un hanneton qui venait de tomber, ivre de pollen et de suc ! Des couples d’hirondelles et de mésanges charbonnières sillonnaient l’air en navettes croisées, depuis les nichées jusqu’aux sources de nourriture ; et des couples de chardonnerets à la tête coiffée d’un casque rouge, picoraient à bec-que-veux-tu les épillets des herbes bordant la petite mare, qu’agitait par moments un friselis de têtards gris. Mais, tout occupé par son projet, Ulysse Corbin n’écoutait ni n’entendait plus rien. D’un pas rapide, il eut tôt fait de rejoindre les vieilles bâtisses du hameau, depuis longtemps inoccupées, maintenant presque au bord de l’effondrement final, s’ensauvageant chaque année davantage, investies par les tentacules piquantes et charnues des ronces et les haies d’orties urticantes. De leurs ruines, lentement, courageusement, mais aussi sans relâche autre qu’à éponger la sueur de son front, Ulysse entreprit d’exhumer et de rassembler tous les bois qu’il put récupérer et qui n’avaient pas encore atteint un degré de pourriture frisant la décomposition poussiéreuse. : pannes de murs effondrés, poutres, chevrons et liteaux des anciennes toitures, cadres de portes et de fenêtres aux vitres brisées, meubles et plinthes encore peu vermoulues. Bientôt, haletant, le visage ruisselant de gouttes de sueur, il interrompit sa quête, contemplant son butin avec un ravissement puéril. « Vouélà , murmura-t-il, j’ons tout ce qui me faut pour contenter mes fleurs ! ». Alors, sans relâche, il se mit à transporter cet amas de boiseries hétéroclites dans son jardin, jusqu’au centre du terrain où ses fleurs s’épanouissaient, disposant chaque pièce de bois savamment l’une par-dessus l’autre, pour en arriver à construire un échafaudage d’au moins cent pieds carrés au sol, sur une hauteur de neuf pieds, dominant le vaste champ fleuri écrasé sous la chaleur de midi. Lorsqu’il eut achevé son ouvrage, ôtant sa casquette, du revers de la manche de sa chemise, il épongea son crâne et son visage, et rentra, fourbu, dans sa masure. Au fond de la petite marmite ronde et noircie, pendue à la crémaillère de l’âtre, il puisa un grand bol de soupe de légumes, dans le bouillon y brisa quelques morceaux de pain rassis, ajouta une rasade de vin rouge, et avala le tout à coup de grande cuillerée. Puis, comme il se sentait vraiment épuisé, il s’étendit sur sa paillasse et s’endormit sur-le-champ. Lorsqu’il sortit enfin de son sommeil réparateur, les rayons du soleil couchant ne frappaient plus déjà que la cime des grands arbres. Une douce pénombre s’était établie dans la grande salle de sa maison. Au-dehors, les bourdonnements s’étaient éteints, et les hirondelles, nichées près de leur couvée, en bordure de la toiture, avaient cessé leur va-et-vient, laissant percer quelque fredon de petits que le sommeil n’avait pas encore endormis. Chaussant ses sabots, Ulysse Corbin se leva et vint s’asseoir devant sa table, les bras accoudés, la tête plongée dans ses mains. Il savait que, ce soir même allait s’achever le printemps et commencer l’été ; et il se souvint alors de ce que, dans son jeune temps d’écolier, la maîtresse d’école avait raconté à tous et toutes ses camarades , à savoir que dans cette nuit de la St. Jean, les fleurs de printemps disparaissaient pour laisser la place aux fleurs d’été, et que cette arrivée des unes faisait mourir les autres ; et que le même processus se produisait chaque année ... et que jamais toutes ces fleurs ne se connaissaient entre elles, puisqu’elles ne pouvaient jamais se rencontrer ! Cette histoire à laquelle il croyait dur comme fer, jadis l’avait fait pleurer, et tous ses camarades, garçons comme filles d’ailleurs, s’étaient bien moquées de son chagrin. Et voici qu’aujourd’hui, ce matin même, comme jamais auparavant, - sans doute à cause du Père Chéneau qui lui avait parlé de ses fleurs de toutes couleurs et de toutes formes, l’histoire de sa maîtresse lui était revenue en mémoire brutalement, au point qu’en revenant d’aller quérir son pain et son vin, il s’était juré de faire rencontrer - pour une fois seulement - les fleurs de printemps et les fleurs d’été, car il était devenu certain qu’elles se rencontreraient et qu’elles se connaîtraient, et peut-être - rien n’est impossible dans la nature ! qu’elles s’aimeraient ! Il se recula du buste et, tirant à lui le tiroir de sa table, Il en sortit un vieux cahier dont il déchira une page avec une précaution minutieuse, rechercha un crayon, et se mit à écrire, lentement, laborieusement en gros caractères avec des mots qui trahissaient son parler patoisant et les bornes de son savoir, tirant la langue, et le regard attentif à ce qu’il traçait sur les lignes. « Se souère, où qué la fin du printan, et l’ouverture de l’étai, j’vas fére danssé les fleurs pour eun’ foi ensembe, et coumme çà, à se rencontreron toutes... » Il ne put en écrire davantage, tant la pénombre était tombée. Laissant sur le coin de la table, la page d’écriture, il se leva, s’approcha de la cheminée de la salle, et, sur le dessus, s’empara d’une lampe « pigeon », en retira le verre et après avoir craqué une allumette, enflamma la mèche imprégnée d’alcool qu’il remonta d’un demi-tour avant de replacer le verre. Aussitôt, la flamme emplit de lumière sa pièce, mais il n’avait plus envie d’écrire quoi que ce fût. Il sortit dans le hameau de Bommier. La nuit s’étendait peu à peu. Un couple d’hirondeaux nichés sous les tuiles de rebord du toit, s’échangeaient leur dernier souhait d’une nuit sereine. Et déjà, l’air était tout empli des stridulations des grillons mêlées à celles des criquets, rivalisant avec les coassements des rainettes tapies au bord la mare. Ulysse Corbin, tenant toujours sa lampe dans la main, avait rejoint son échafaudage de bois , masse sombre tapie dans l’enclos, au milieu du parterre fleuri. Avec précaution, utilisant les extrémités des poutres ou des pannes de bois, il se hissa sur le sommet de son édifice, se releva péniblement, cherchant un appui solide à ses sabots. Tenant à bout de bras cette lanterne magique, il commença à haranguer la foule de ses fleurs, devant et derrière , à droite et puis à gauche. « Allez, les fleurs de printemps, et les fleurs d’été, allez, mes aimées, rencontrez vous ! » Mais le parterre qu’il devinait plus qu’il ne le distinguait vraiment, demeurait immobile, sourd à ses exhortations. Il reprit ses appels à la lueur de sa lampe, en vain ! Rien ne bougeait sur le sol. Ulysse-le-Magicien comprit soudain que l’éclat de sa lampe à pétrole était trop faible et ne parviendrait pas à sortir ses fleurs de leur torpeur. Déposant sa lampe sur le coin d’une poutre, il dégringola de son échafaudage, s’empara d’une grosse brassée d’herbe sèche, la glissa dans les interstices des bois près du sol, craqua une allumette, y mit le feu. Les herbes se mirent aussitôt à flamber dans un éclat éblouissant. Il grimpa aussi sec sur le tas de bois qui lui faisait une tribune improvisée. La flamme lécha les bois , étendit son empire, peu à peu se glissa par toutes les ouvertures et envahit la base de l’édifice. Ulysse s’était remis debout et, les bras largement ouverts, à grands gestes dans tous les sens, hurla de plus belle : « Allez, les fleurs, réveillez-vous »,criait-il sans discontinuité. Très vite, la clarté du foyer se répandit sur le parterre de fleurs, chassant impitoyablement les ombres qui se réfugièrent de l’autre côté des haies frontalières. « Allez, mes belles, allez , dansez maintenant et aimez-vous pour c’te nuit », hurlait maintenant Ulysse, plongé dans un état d’excitation accentuée par cet éclairage inusité, grandiose, qui le transportait de bonheur. Alors, le miracle se produisit : ce fut d’abord une musique qui monta des profondeurs de la terre, s’enfla et remplit l’atmosphère, douce, irréelle, émouvante, à peine rythmée ; puis une houle s’éveilla, sur les ombelles des fleurs, courut sur le parterre, buta contre le pied des haies, reflua jusqu’au milieu du terrain, et repartit de plus belle ; et des milliers de fleurs de toutes silhouettes et de toutes teintes oscillèrent sur leur tige, celles-ci s’enlacèrent bientôt, et la nuée des corolles se mirent à danser en rond, à danser toujours plus vite, à tourbillonner en reflets somptueux. Brusquement, l’échafaudage de bois s’effondra dans une immense gerbe de flammes et d’étincelles et un fracas étourdissant. Un hurlement suivit, horrible, bouleversant. Toute la flore s’immobilisa aussitôt, saisie d’effroi, et la musique cessa brutalement, couverte par le grésillement des bois envahis de flammèches courant le long de leur brulis... !
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A l’aube de ce 21 juin 1947, quand le père Chéneau ouvrit la porte de sa maison pour se rendre à l’étable, il aperçut aussitôt l’énorme panache de fumée grise qui coiffait le hameau de Bommier et s’étirait loin vers l’occident, au dessus de la plaine, jusqu’à toucher le bourg de Gonnières, au-delà de Saint Aubin. Enfourchant sa bicyclette, il se précipita chez son voisin de la ferme de Resay, et tous les deux se hâtèrent par les chemins de terre vers le lieu de l’incendie. Ce qu’ils découvrirent les stupéfia : du hameau de Bommiers, hormis les pierres et les fers, tout avait brûlé, tout n’était que cendres et pans de murs noicis. Même la masure de Ulysse Corbin, dont la toiture s’était effondrée, avait brûlé. Avertis, les gendarmes de Gonnières cherchèrent en vain la raison d’un tel sinistre. Sur le parterre de fleurs, qui toutes étaient calcinées, ils découvrirent un amas de cendres noires, ainsi que les restes tordus d’une lampe-pigeon, mais rien ne laissait présager qu’elle fût la cause de ce sinistre. Ils crurent deviner les formes d’un corps totalement carbonisé. Très vite, la nouvelle du drame se répandit dans le pays et, aussitôt , des amateurs de sinistres se précipitèrent sur les lieux. Et chacun de donner son avis sur de multiples causes d’incendie : l’imprudence, du « Rêve debout », ses manières de vie sauvageonne, et les langues allèrent bon train, malgré le témoignage du père Chéneau qui avait rencontré Ulysse, la veille au matin, et ne l’avait pas trouvé différent de son attitude habituelle. A Saint Aubin, Monsieur le Curé célébra la messe des défunts, pour le repos de l’âme du dénommé Ulysse Corbin, bien qu’il ne fréquentait guère l’église, et en l’absence du corps qu’on n’avait pas retrouvé dans les décombres du tas de cendres sur le parterre jadis fleuri. Dans leurs boutiques, l’épicier et le boulanger rayèrent le nom de Corbin sur la liste de leurs clients de campagne ; et sur l’état des dépenses communales, à la rubrique « subvention Corbin », Monsieur le Maire nota dans la marge « dette éteinte » ! L’automne passa, puis l’hiver avec son blanc manteau de neige, ses froidures et ses gels, mois après mois. La pluie et les bourrasques avaient nettoyé toute trace de l’incendie dans le hameau de Bommier et les grands fûts des chênes, qui n’avaient, par chance, qu’à peine souffert du feu, se dressaient comme pour préserver ce lieu sacré des regards des curieux. Et voici qu’à la mi-février, comme s’il avait voulu définitivement effacer toute trace du drame passé, un soleil encore fort timide s’en vint à passer entre les fûts des arbres, et glissa ses rayons jusqu'à l’enclos du parterre de fleurs de jadis ; et les haies de prunelliers sauvages, avec une avance de saison inattendue, se couvrirent peu à peu de fleurs aux pétales toutes blanches ; dans leurs rosaces vertes, les violettes commencèrent à poindre leurs fleurs frêles, à côté des premières pâquerettes !… El le miracle se produisit : sur le parterre du défunt Ulysse, en son absence et sans que quiconque n’intervînt pour que chacune des fleurs de jadis réapparaisse peu à peu, toutes reprirent leurs places respectives, et se mirent à fleurir ! Un jour, le père Chéneau, faisant fi de toute superstition, vint à passer par le hameau de Bommier et découvrit le miracle, sans trop s’étonner, d’ailleurs,...Ulysse Corbin n’était-il pas un peu « sorcier » !... François Dillenschneider |