LE PEINTRE DU PARADIS

François Dillenschneider

Il y avait une fois, un vieux monsieur portant de longs cheveux blancs qui dissimulaient ses oreilles et sa nuque, et glissaient jusqu’au ras de son cou ; et puis, une belle barbe blanche et ondulée qui recouvrait ses joues et son menton, et formait un plastron sur sa large poitrine.

Par dessus ses vêtements il avait coutume de passer une longue blouse grise, boutonnée sur le devant, à la manière des anciens instituteurs ; et, si le temps virait à la pluie ou au froid, au surplus il se couvrait le dos d’une large pélerine noire avec son capuchon qu’il ramenait sur sa tête jusqu’aux sourcils.

Habituellement, il coiffait son crâne d’un large béret noir, et son regard malicieux aux yeux gris-vert, dénonçaient sans ambiguïté qu’il n’était point natif du pays d’Armor.
 

Néanmoins, depuis plus d’un quart de siècle, il s’était établi, solitaire, dans la dernière maison du bourg de Mer’Ezer, sur le bord de la route qui menait, deux lieues plus loin, à la grande ville de Guingamp. Adossé contre le mur du fond de cette maison, il avait fait construire, à son arrivée dans le pays, camouflé par des arbustes de toutes essences, un vaste hangar aux baies largement vitrées.

Car, le vieux Tulane, - c’était ainsi qu’il se faisait appeler, un nom qui, à l’évidence, n’avait aucune résonance bretonne- était peintre. Non pas peintre de murs ou de plafonds, ni même de portes ou de fenêtres ! mais artiste peintre, dans une spécialité pour le moins originale : peintre portraitiste, ou visagiste, d’ hommes et de femmes, ou d’enfants de tous âges et sexes, qui tous, sans exception, ne devaient avoir aucune ressemblance entre eux ou elles.

Ainsi, chaque tableau peint sur une toile fixée aux quatre angles d’un cadre de bois, était unique en son genre, par les traits du visage, par les couleurs, par les arrières-fonds, par les expressions, toutes choses et tant d’autres qui pourtant rendaient celui-ci différent des autres ; et cependant, tous étaient conçus dans la même dimension de 21x31 centimètres.
 

Tout aussi originale était sa façon quotidienne de mener son existence.

En effet, chaque matin, lorsque le temps le lui permettait, le vieux Tulane remplissait une saccoche de cuir avec des feuilles de papier blanc, y glissait ses crayons et, enfourchant sa vieille bicyclette, descendait jusqu’en ville, à Guingamp ; là, il cherchait un coin tranquille où il pouvait trouver un siège, à la terrasse d’un café, sous le marché couvert, ou encore dans le jardin public ; alors, tirant ses feuilles blanches et ses crayons, il traçait à grands traits les croquis des visages des passants, notant leurs caractéristiques tant sur le papier que dans sa mémoire.

Lorsqu’il jugeait avoir fait une moisson suffisante de croquis, il les rangeait soigneusement dans sa sacoche avec ses crayons, reprenait sa bicyclette et allait prendre son déjeuner, toujours dans le même petit restaurant du centre-ville. Puis, reposé et repu, il remontait sur sa bicyclette et rentrait dans sa maison de Mer’Ezer.

Puis il s’enfermait dans le grand hangar qui faisait office d’atelier, choisissait une toile vierge et la déposait sur son chevalet. Alors, commençait le vrai travail de l’artiste : le choix du croquis, les pinceaux, les couleurs de peinture à l’huile de lin et leur savant mélange pour en faire des teintes harmonieuses ; et les soies commençaient à étaler leur produit sur la toile, tandis que l’artiste, de son regard, allait sans discontinuer, du croquis au tableau et jusque fort tard dans la soirée.

Pour son bonheur, notre peintre avait d’excellents voisins : de très braves gens de la Bretagne profonde, accueillants et dévoués, au cœur plein de générosité et de tendresse entre eux. Ils tenaient un florissant commerce de confection de vêtements au centre de Guingamp, et satisfaisaient amplement une clientèle difficile mais fidèle.

Aussi, le Bon Dieu qui les avait à coup sûr remarqués depuis son Paradis, certain jour de mars, à l’aurore à peine éclose, leur avait confié un beau poupon qui, au fil des mois et des ans, était devenu une fillette d’une douzaine d’années à la silhouette frêle et élancée, aux longs cheveux blonds, et au regard à la fois espiègle et câlin.

Sans doute à cause de sa date de naissance, ses bons parents lui avaient donné le beau nom de : AUR’YANNA..

Le vieux Tulane qui s’était lié d’amitié avec ses voisins, avait accueilli la naissance de la fillette avec une profonde joie, et le pressentiment que cette fille lui serait plus tard, d’un grand secours. Au fil des ans, une franche amitié s’était forgée entre le vieil homme et Aur’Yanna ; et cette amitié avait grandi en même temps que la fillette, jusqu'à devenir une véritable complicité dans le travail du peintre.

En effet, sans qu’il l’invitât, sitôt le goûter avalé et si elle n’avait pas trop de devoirs ni de leçons pour le lendemain, la jeune Aur’Yanna allait souvent visiter l’artiste dans son atelier, poussée par la curiosité d’y découvrir les nouveaux tableaux tracés par son ami. Avec une clairvoyance exceptionnelle, mais sans aucune malice, la jeune fille scrutait chaque portrait dont la peinture n’était pas encore sèche ; d’un seul coup d’œil, elle savait découvrir et révélait le trait de génie, le coup de pinceau, la touche de couleur qui faisait défaut dans le nouveau visage ; et le vieux Tulane l’écoutait attentivement, suivait son conseil, et aussitôt le tableau prenait une vérité et une vie qui déconcertaient d’abord l’artiste, puis le comblaient d’une joie indiscible, sans que naisse en lui le moindre sentiment de jalousie.


... Ainsi, les jours suivirent d’autres jours, les mois se succédèrent...

Dans l’atelier du peintre Tulane, les murs de son hangar avaient presque disparu derrière la collection des tableaux de portraits qu’il avait suspendus en longues rangées, sans ordre préconçu : visages de tous les âges et de tous les états, de toutes les formes et de toutes les couleurs, les plus anciens dans le bas des murs, et les tout nouveaux dans les hauteurs, en nuances tout-à-fait irréelles et sublimes.

Hormis les bons parents d’Aur’Yanna, rares étaient les gens du pays qui connaissaient l’existence de ce panorama gigantesque de peintures semblables de dimensions et pourtant si différentes entre elles....
 

Alors, il arriva que le Bon Dieu, dans son Paradis, se souvint avoir créé, voici un long temps, un bébé qu’il avait confié aux parents Tulane, et à qui Il avait fait don du talent de dessinateur et de peintre.

Lui qui sait tout, n’ignorait pas le travail conçu par l’artiste, mais Il jugea que Tulane avait déjà fait un travail qui méritait récompense, et il décréta que le temps était venu de le reprendre dans son Paradis, pour y bénéficier du repos éternel en Sa présence permanente.

Il convoqua Madame la Mort qui était sa commissionnaire pour ce genre d’œuvre. Il lui dit :

“ Il y a dans le bourg de Mer’Ezer, un dessinateur et peintre de talent, appelé Tulane. Il est temps de lui rendre le bonheur et le repos qu’il a amplement mérité. Allez le chercher et ramenez-le Moi. ”

La bonne Dame obéit aussitôt, endossa son vaste manteau noir, et se précipita en quelques secondes, du Ciel jusqu’au seuil de la maison du vieux Tulane.

Usant de son état qui lui permettait d’ignorer les obstacles, elle traversa la porte d’entrée, longea le corridor, et se trouva à l’entrée de l’atelier du peintre.Il était là, en effet, au beau milieu de la pièce, debout devant son chevalet, les doigts chargés de pinceaux.

D’abord éblouie par la beauté et par la multiplicité des tableaux et des couleurs qui ornaient les murs du bâtiment, spectacle inouï comme elle n’en avait jamais vu de semblables dans ses multiples déplacements, Madame la Mort se décida enfin d’approcher du vieillard, si près qu’elle pouvait le toucher et, bien sûr, l’emporter dans son manteau, mais elle s’en retint.

Car, Tulane était devant son chevalet où reposait un tableau en ébauche ; et, entre lui et le meuble, il y avait une fillette aux longs cheveux blonds, qui lui parlait, le conseillait, l’invitait à reprendre un bleu trop sévère, un rose trop peu nuancé ; et ces deux voix qui se mèlaient avec bonheur et douceur, eurent le don d’émouvoir profondément la Visiteuse.
 

Pour la première fois de sa longue carrière, elle se sentit dans l’incapacité d’accomplir sa mission ! Elle recula peu à peu jusqu’au seuil de l’atelier, glissa le long du corridor, traversa la porte d’entrée et remonta tout droit au Ciel, le manteau vide, bien entendu !

Aussitôt, le Bon Dieu l’appela devant Lui.

“ Eh bien ! Madame, pourquoi ne m’avez-vous pas ramené le vieux peintre Tulane comme Je vous en avais donné l’ordre ? ”

Tremblante de tous ses os et encore fort émue, Madame la Mort rapporta à son Maître ce qu’elle avait vu et entendu, et ne lui avait donné ni le désir ni même la force d’accomplir sa mission.
 

Alors, le Maître lui dit “ Je vais prendre conseil de ma Mère, la Sainte Vierge. Mais, demain, sans faute, vous irez me rechercher ce peintre de talent, quoi qu’il vous en coûte ! ”
 

Le lendemain, donc, Madame redescendit sur terre, jusqu'à la maison du peintre, traversa la porte, longea le corridor et pénétra dans l’atelier, bien décidée à remplir sa mission !
 

Mais, oh ! stupeur !, le vieillard Tulane était là, au centre de la pièce, ses pinceaux dans une main, et dans l’autre, sa sacoche de croquis. “ Je vous attendais, ” lui dit-il sereinement.
 

Alors, elle ouvrit tout grand son manteau noir entoura le peintre dans ses plis et l’emporta au Paradis...

 

°°° 0 °°°

 

Ce soir-là, lorsque la petite Aur’Yanna s’en revint de son école, elle découvrit ses parents qui pleuraient doucement. Il lui racontèrent aussitôt que son ami, le peintre Tulane, avait été emporté pour toujours par Madame la Mort, et qu’elle ne le reverrait plus jamais sur terre.

Mais, curieusement, Aur’Yanna ne parut pas affectée par cette disparition. Car, en route, elle avait cru entendre dans sa tête une voix très douce d’une Bonne Dame qui lui avait révélé que son ami avait enfin trouvé le bonheur éternel et qu’elle ne devait plus s’inquiéter de son sort. Ce qu’elle avoua à ses bons parents, étonnés.
 

Le soir venu, s’étant endormie, Aur’Yanna eut un songe : elle vit son ami Tulane dans un jardin magnifique, qui se tenait devant un chevalet ; il avait repris ses pinceaux et peignait des visages merveilleux. Il semblait lui dire “ à partir de maintenant, à chaque fois que le Bon Dieu créera un enfant des hommes, je lui peindrai son visage, qui sera le sien pour toujours et à jamais différent des autres visages des enfants à venir ”.
 

Et c’est depuis ce temps-là, dit la légende, que chaque enfant naissant sur cette terre, a toujours un visage différent des autres visages, unique en sa forme et dans ses traits et son expression.

Quant à Aur’Yanna, la fille des voisins du peintre disparu, par devant notaire, elle apprit qu’elle devenait l’unique héritière du vieux Tulane, de sa maison, de son atelier et de tous ses tableaux. C’était écrit ainsi dans le testament qu’il avait déposé chez l’homme de loi, juste la veille de son départ pour l’éternité, un jour du début du mois de mars.

La jeune Aur’Yanna n’en fit rien pendant toute la période scolaire. Mais, dès le premier jour des vacances de Pâques, sans en dire un mot à quiconque, elle se rendit chez son ami disparu, pénétra dans son atelier, y découvrit une toile vierge sur le chevalet, et des pinceaux neufs avec des pots de peinture prête à l’emploi sur l’établi qui jouxtait le chevalet. Elle qui ne savait rien de l’art de peindre, s’empara soudain d’un pinceau, le trempa dans un pot et commença à peindre un visage d’homme, avec des cheveux longs et une barbe blanche, et un béret sur le crâne....
 

François Dillenschneider - (1998)

Retour vers le Sommaire